LAURENT BONNARD

L’APPARITION DU FASCISM DANS ROMA ET AMARCORD

ESSAY

La parole a Fellini

La jeunesse actuelle peut difficilement comprendre l’esprit qui régnait en ce temps-là (Rome, juste avant et pendant la guerre, réd.), non parce qu’elle est trop attachée à son pacifisme, mais parce qu’il est virtuellement impossible de donner une idée exacte d’un événement historique. On peut parler en long et en large du fascisme, mais comment celui qui ne l’a pas vécu pourrait-il imaginer l’allure et les expressions des dignitaires factieux? La jeunesse actuelle n’éprouve d’ailleurs, en règle générale, qu’un intérêt limité pour notre passé (...) Les hippies romains sont doublement drogués, car ils ne sont pas comme leurs «collègues» de Londres ou de Hambourg, seulement sous l’emprise du haschisch ou de la marijuana, mais grisés par l’air de Rome et par cette invitation permanente au rêve et à l’évasion émanant de l’atmosphère de la capitale.

Sur un autre plan, qui touche de près au style même du film, ‘Fellini-Roma’ verra se confronter deux points de vue fort différents entre lesquels j’essaierai d’établir un lien. On y verra d’une part une équipe de jeunes cinéastes cherchant à dresser de la ville un portrait objectif, épuré, politiquement signifiant, et d’autre part un auteur de films, incapable de se dégager de la fascination qu’exerce sur lui une cité dont il essaie de mettre en évidence les stratifications temporelles.

Le film sera l’évocation de ces moments, à l’image d’un journal intime et nostalgique, écrit en toute liberté, contenant autant de faits réels que d’événements imaginaires. Le spectateur ne verra bientôt plus Rome sous son apparence objective, mais comme sa propre ville, comme la cité idéale vers laquelle se tendent ses désirs.

Il n’y a pas plus clair! Faire le pari d’en dire plus que Fellini sur ses propres films, sur leurs structures ou leurs ambitions, serait pousser le parasitisme critique jusqu’à l’absurde. Inutile dès lors de se lancer dans une paraphrase, ou une «para-image», fût-elle élaborée à coups de néologismes pseudo-scientifiques, de l’art du maître italien!

Voici donc, en mineur, un camet de route de spectateur à propos de la démarche majeure de Fellini.

Jour 1

Surprise! Martin Schaub, au téléphone, demande au non-spécialiste que je suis, un texte devant compléter le travail de la revue «Cinéma» sur Fellini. Je viens en effet de voir en avant-première Amarcord avec quelques confrères français. Un choc, bien sûr. Mais de là à en revenir par écrit!

Avant de répondre à Schaub, je relis le premier numéro de «Cinéma», nouvelle formule. L’expérience «Groupe 5» à travers réflexions et interviews. En fait, les deux documents finaux, lettres de John Berger au comédien et à la comédienne du dernier film de Tanner, émergent du sommaire par leur originalité: le cinéma vu de l’intérieur. Dans le cas dé Fellini, il sera toujours possible de s’appuyer sur Fellini lui-même, prolixe en interviews et déclarations diverses... Ce sera donc «oui».

Jour 2: Appeler Fellini a la rescousse

Je retrouve l’introduction de Fellini à Roma où il fixe sans ambiguïté la portée de son œuvre (voir plus haut). Dans le propos, un mélange d’innocence et d’autorité péremptoire. Au cours d’une interview au «Monde» (18 mai 1972), il était allé encore plus loin:

Quant au réalisateur, il a essayé de faire le portrait objectif, rationnel, lucide, de Rome. Mais le pauvre ne peut échapper à ses limites et à sa prison visionnaires. Pourquoi, me disent les étudiants, dans le film, faites-vous toujours une autobiographie fantastique? Pourquoi ne faites-vous pas quelque chose de plus social, de plus politique, qui nous aiderait mieux à nous comprendre, à mieux comprendre la société, la vie? A quoi, je réponds: sans doute faudrait-il aider à résoudre des problèmes graves, mais n’étant pas capable de résoudre mes propres problèmes, je ne me sens pas prêt pour aborder ceux des autres. Je ne peux pas inventer des intérêts ou des rages que je n’ai pas.

Ce n’est pas encore le sujet qui me fut proposé: l’apparition du fascisme dans Roma, puis dans Amarcord. Mais le regard de Fellini se dessine: un regard double, qui se retrouve dans l’organisation du film; d’une part, une lucidité (objectivité?), qui avoisine la méchanceté dans la satire, d’autre part une sympathie (subjectivité?) sans fonds pour la comédie humaine. FeUini plonge dans la décomposition de l’univers moderne, mais tient à faire savoir qu’il est partie prenante de cette société-là. S’impose une condamnation globale des mœurs, mais le cinéaste procède systématiquement à des sauvetages individuels, soit des victimes, soit des artisans de cette pourriture.

Jour 3: Decortiquer Roma

Le fascisme dans Roma? Des parenthèses aussitôt refermées. Trois brèves interventions sur le mode burlesque: au milieu d’une représentation dans un théâtre de variétés, un comédien vient lire un bulletin de guerre se concluant par l’obligatoire «Pour la gloire de notre Patrie et notre Duce: vive l’Italie!»; un fasciste fait, dans l’abri 122, pendant un bombardement, un numéro de loyalisme devant un vieillard apeuré: «L’Italie fasciste! Le Duce! Voilà notre unique religion! Nous devons vaincre...»; et surtout ces allusions à l’enseignement reçu par Fellini à Rimini où, en quelques images, tout se mêle, Jules César, la discipline scolaire, Mussolini et la religion (de ce cocktail partira de nouveau le cinéaste pour dresser la toile de fond de Amarcord).

Au total, des notations furtives, de rares touches de noir dans un tableau haut en couleurs. Mais comme toujours, si la dérision peut passer pour une dénonciation, aussitôt Fellini plaide les circonstances atténuantes, et racousateur se mue ainsi systématiquement en avocat de la défense, dont la démonstration joue tout aussi inévitablement sur la fragilité de la nature humaine.

Jour 4: Ne pas oublier almirante

En mai 1972, quelques jours après les dernières élections du parlement italien, Roma était présenté au Festival de Cannes. Une coïncidence, bien sûr. L’extrême-droite, au nom du Mouvement social italien, héritier du fascisme, flanqué des monarchistes, avait doublé sa représentation à la chambre des députés. Les hippies romains, dont le mode de vie intrigue tant Fellini, n’étaient certainement pas allés voter; mais lé MSI avait pu compter sur les suffrages de milliers «d’adolescents, pour qui le nom de Mussolini n’évoquait même pas un fantôme révéré, mais préféraient la matraque et l’explosif à toute théorie» (J. Nobécourt dans le «Monde»).

Fait significatif: le nouveau leader charismatique de ces troupes disparates, Giorgio Almirante, avait fait supprimer, dans les locaux de son parti, les insignes et les statues du Duce. Mussolini, connais plus! La filiation entre le «ventennio» mussolinien et le courant de la «Droite nationale» s’impose pourtant sans autres développements, si bien que lorsque Fellini se propose de nous raconter sa jeunesse en Romagne, en province plutôt, aux temps où le fascisme y régnait, l’Italie d’aujourd’hui ne saurait être absente des esprits. Etonnement: dans Amarcord, le maître ne jongle pas avec le temps comme dans Roma où il suffisait d’un pas pour passer d’un boulevard périphérique aux heures de pointe, aux origines sépulcrales de la Ville éternelle; dans Amarcord, Fellini semble s’accrocher au «petit monde d’autrefois», collé aux basques de Titta.

Jour 5: Revoir Amarcord

L’occasion de revoir Amarcord ne se manque pas. Cette vision du film est du reste sérieusement nourrie par la lecture préalable du livre qu’on écrit ensemble, avant le tournage, Tonino Guerra et Frederico Fellini, sous le titre Amarcord également, transposition littéraire de l’univers de Titta; un roman poétique (Gallimard, 1974) où se retrouvent toutes les futures séquences, dans l’ordre, mais où se perdent entre les lignes, évidemment, foisonnement des décors et rythme aussi dans une certaine mesure.

Jour 6: Serrer l’histoire de pres

A la fin de son journal intitulé «Vingt Ans de Fascismes — De Rome à Vichy» (Maspéro, Cahiers Libres, 1960), Pietro Nenni découvre, en août 1943, «l’Italie des fêtards», après des années d’exil; le 6 août, il écrit:

Me voici à Rome. Même dans la capitale, les drapeaux claquent au vent et les visages ont un air de fête. Les rues sont bondées (...) Comme le fascisme paraît loin... Sur les murs, rien que des inscriptions contre Mussolini et des «Vive Matteotti!». On a fait sauter des édifices publics, les symboles du fascisme, qui semblent n’avoir jamais tenu aucune place dans le cœur des gens.

C’est à cette surface-là d’indifférence que Fellini semble se cantonner, au moins dans sa restitution du climat politique: car, dès 1920 (naissance du cinéaste), grâce à l’inertie des autorités, les «squadre» de fascistes faisaient régner l’intimidation musculaire, voire la terreur dans des villes importantes comme Bologne ou Ferrare, s’étendant jusque dans la plaine du Pô et la Toscane, bien des mois avant la prise du pouvoir par Mussolini et la mise au point de la «fascistisation» progressive de l’Etat. En effet, rien de tout cela ne transparaît dans les personnages d’Amarcord, dans ce bourg où l’ordre mussolinien, personnifié par la présence inquiétante, mais discrète, du dignitaire local, le Gérarque, s’efface dans le train-train quotidien, les commérages et les farces de collégiens. Un régime bonhomme, illustré dans l’anecdote du phonographe, et qui n’a qu’une lointaine parenté avec le gouvernement qui proclame, entre autres, que les autorités sont autorisées à «renvoyer du service tous les fonctionnaires civils et militaires de l’Etat, qui, par des manifestations dans le service ou au dehors, ne donneraient pas une pleine garantie de pouvoir remplir fidèlement leur devoir.»

Jour 7: Refuser les moralites et accepter un nouveau regard

Tout indique en fait que ce serait déplacer l’accent du film que de recevoir Amarcord comme une leçon d’histoire (moralité: le fascisme n’est pas ce que l’on a bien voulu dire, ou, le fascisme, et a fortiori la politique en général, ont coulé, coulent et couleront sur la réalité quotidienne comme de l’eau sur les plumes d’un canard). Fellini ne recrée pas une image supplémentaire du fascisme. Il ne s’agit pas ici d’une nouvelle interprétation d’un mouvement qui a inspiré les diagnostics les plus divers: maladie morale de l’Europe (Croce), expression de la contradiction entre la nouvelle infrastructure monopolistique et la vieille idéologie libérale (Marcuse), réaction déviée et sadomasochiste à la répression sexuelle et autoritaire (Reich), expression politique de la société technico-bureaucratique (Gurvdtch), etc.

Bien plus, l’absence manifeste de perspectives historiques ou collectives, autres qu’anecdotiques, permet de démystifier jusqu’à la teinture autobiographique de l’œuvre. Le titre «Je me souviens» ne doit pas faire illusion: Fellini ne peut se rappeler son enfance qu’à travers un passé lourdement chargé de souvenirs et il ne peut retourner en arrière sans charrier avec lui en particulier toute l’expérience de son univers artistique et de sa façon de l’exprimer. C’est du reste pourquoi jalonnent l’itinéraire de Titra, toutes les constantes poétiques et symboliques de l’expression fellinienne.

S’il reste une aura biographique dans Amarcord, elle justifie d’abord une tentative à la fois nostalgique et incroyablement ambitieuse du cinéaste, tentative sur laquelle est bâti, et magistralement réussi, le film: retrouver un regard d’enfant sur les choses et sur les gens (pour donner cette «impression de vitalité»), un regard qui combinerait la fascination émerveillée, étonnée du cinéaste envoûté de Roma, et la quête de la vérité des jeunes en mal d’un portrait objectif de la Ville éternelle.

Dans ce regard unifié, Amarcord trouve une puissance formelle que n’avait pas encore Roma. A cette aune, la réalité se dissout en une série de signes dont le poids proprement historique n’a que peu d’importance dans le film, l’essentiel étant que leur combinaison, leur manipulation, crée l’authenticité du nouveau regard de Fellini. L’indication du fascisme se fond dans cet ensemble de notes qui, pour être nées de l’histoire, n’ont plus cette dernière pour justification finale. Tout se passe comme si, aujourd’hui, pour Fellini, le fait de se souvenir était plus important que de se souvenir de quelque chose de précis.

DAS BILD DES FASCHISMUS IN ROMA UND AMARCORD

Zu jeder Frage, die Fellinis Filme aufwerfen, gibt es mündliche oder schriftliche Ausführungen von Fellini selbst; man könnte sich mit ihnen begnügen. Laurent Bonnard prüft zunächst die direkten Verweise auf den italienischen Faschismus in Roma und Amarcord. Er wirft einen Blick auf den Neo-Faschismus (MSI) sowie auf Interpretationen des mussolinischen «Ventennio» und weisst nach, dass Fellinis Faschismus-Bild in Roma und in Amarcord keine reale Dimensionen hat. Fellini legt ausschliesslich Wert auf die Richtigkeit seines Blicks auf die eigene Kindheit, nie auf die Wahrheit der Ereignisse, die nur scheinbar historische sind.

Laurent Bonnard
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
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