RENE BERGER

LES MOUSQUETAIRES DE L’INVISIBLE — LA VIDÉO-ART EN SUISSE

CH-FENSTER

Ils sont cinq au départ, le portepak en guise d’épée. Dans l’ordre alphabétique: René Bauermeister, Gérald Minkoff, Muriel Olesen, Jean Otth, Janos Urban, plus quelques autres qui se sont joints épisodiquement à eux (Liithy entre autres), à qui s’ajoutent Jacques Guyonnet et Geneviève Calame1. Pourquoi l’ordre alphabétique, aussi arbitraire que saugrenu? C’est que la vidéo déroute, à ce que j’ai pu constater, non seulement nos habitudes de l’art, mais jusqu’à nos modes traditionnels de penser, l’esprit historique inclus.

Si nos artistes suisses ont commencé à travailler chronologiquement après Paik, Gillette, Ira Schneider, Peter Campus, Béryl Korot et bien d’autres, leurs recherches se sont orientées dès le départ en dehors d’une action directe ou indirecte de ceux-ci. C’est ce que je puis attester personnellement. M’étant rendu très tôt aux Etats-Unis, au Canada, au Japon, j’ai pu observer dès 1971-72 ce que faisaient les artistes vidéo américains, canadiens, japonais, tout comme j’ai suivi ultérieurement les recherches entreprises par nos artistes suisses. Or force m’est d’affirmer que nos artistes ont fait œuvre de pionnier et que, s’il y a des analogies avec les travaux de leurs prédécesseurs, celles-ci sont dues à la nature du médium, au magnétoscope, que nos artistes ont appris à connaître et à manier en toute autonomie. Ce point mérite d’être souligné. Peut-être est-ce la première fois dans l’histoire de l’art que l’explication par les influences fait défaut. La techno-culture2 dans laquelle nous sommes entrés ne se satisfait plus d’explications traditionnelles; elle fait apparaître un type de créativité liée aux seules transformations techniques.

Cela dit, je constate que nos artistes se sont trouvés d’emblée devant des difficultés communes. Les uns et les autres se sont refusés à faire de la vidéo un substitut de la macrotélévision3, répudiant aussi bien la rhétorique que la dramaturgie de celle-ci, dénonçant au besoin — tel Otth — les stéréotypes de l’écran canonique. Démarche aventureuse qui n’était pas faite pour attirer la sympathie des milieux orthodoxes.

Une autre difficulté commune, sauf exception, à tous les artistes vidéo du monde, c’est que les videotapes échappent en grande partie au marché de l’art. L’intérêt des galeries n’étant guère requis, nos artistes, comme beaucoup d’autres, ont dû se manifester à l’aventure: rencontre d’amis dans un appartement, salles de cours occasionnelles, parfois, plus tard seulement, coins de musées. C’est dire l’audience réduite qui a été la leur et l’effort constant dont ils ont dû faire montre pour poursuivre leurs recherches4.

Considérations matérielles, mais décisives, qui situent le lieu excentrique de la vidéo, à partir duquel il me paraît important de noter cinq voies dans lesquelles se sont engagés les artistes suisses; celles-ci constituent à la fois leur orientation commune et, je crois, leur apport original:

1. La multitemporalité:

A la différence des artistes plasticiens qui, sculpteurs ou peintres, s’établissent à l’intérieur de la représentation, nos artistes vidéo ont compris que la bande magnétique fournissait le moyen, non seulement de jouer avec le temps, voire de le déjouer, mais de le faire accoucher de dimensions inconnues auparavant, temps réel, temps imaginaire, temps historique se mêlant consubstantiellement.

2. La multispatialité:

La stabilité spatiale à laquelle nous a accoutumés la représentation se dénoue en une suite de métamorphoses qui font du dehors et du dedans, à l’instar du ruban de Môbius, une topologie en action. L’espace cesse d’être un contenant, de même que les objets cessent d’être un contenu. La bande électronique devient le lieu d’une «cosmophanie».

3. L’invention génétique:

Répudiant les formes du spectacle, les vidéotapes déroulent des processus qui enclanchent notre perception tantôt sur une mémoire immédiate, généralement insensible, tantôt sur une mémoire longtemps sédimentée qu’éveille (ou que réveille) l’expérience électronique.

4. La multi-identité:

L’affirmation du moi, à laquelle se prête si bien la langue, se dissout pour faire place aux virtualités du conscient et de l’inconscient, comme si les instances, que notre vie en société catégorise et divise, pouvaient se mêler dans le jeu de l’être et de l’apparence, du corps et de son ombre. Les formes échappant à leur démarcation pour fleurir dans le probable, dimension nouvelle que seule la vidéo est apte à révéler.

5. Le multi-regard:

Sans pouvoir récuser totalement l’effet «spectaculaire» (la bande vidéo la plus audacieuse passe nécessairement sur un écran), nos artistes multiplient ruptures et fractures pour créer ce que j’appellerais le regard intersticiel ou multi-regard. Aussi les images qu’il propose sont-elles moins faites pour être reçues que pour inciter le regardeur à les modifier, à commencer par la sienne propre. Multi-regard générateur de doutes, qui rompt avec les certitudes établies et féconde la découverte de nouveaux rapports avec autrui.

Il serait nécessaire de préciser les démarches particulières de chaque artiste. Si je m’en abstiens, c’est non seulement à cause de la place qui m’est impartie (excuse trop commode) mais surtout parce qu’il me paraît vain d’analyser des vidéo-tapes que la plupart des gens n’ont pas vues (et combien parmi ceux-ci ont eu la patience de les voir jusqu’au bout?). C’est dire que, à l’étape où nous sommes, m’importe, plus qu’une présentation particulière de nos artistes, plus même que de les situer historiquement à l’intérieur du phénomène vidéo, de poser le fait, à mes yeux non contestable, qu’ils appartiennent bel et bien à la pléiade des artistes internationaux qui ont fait figure de pionnier — c’est le premier point —, de poser encore — voici le second — que leurs recherches sont fondées dès l’origine sur l’exploration d’un médium dont la nature continue de les alimenter dans un esprit aussi cohérent que novateur.

Aussi terminerai-je moins par une conclusion que par un vœu; à savoir que, par le truchement de cette revue, ou d’autres, s’établissent en Suisse des lieux de rencontre pour les artistes vidéo, afin que ceux-ci deviennent, face à un public encore à créer, les mousquetaires, non plus de l’invisible, mais du visible! Ce n’est pas une boutade; l’art ne se constitue pas seulement par les artistes; il lui faut des circuits (je ne dis pas exclusivement commerciaux) qui l’habilitent socialement. Le problème est d’autant plus délicat que la vidéo s’en prend à l’idée même de public. Celui-ci n’existe qu’à partir d’un ensemble d’objets ou de phénomènes à la fois homogénéisés et valorisés. Or l’un des caractères les plus paradoxaux de la vidéo, c’est de faire place au banal, du moins à ce que nous tenons pour tel. Est-il dès lors possible de créer un public autour d’une entreprise qui prétend élever l’insignifiant au niveau du sens? On mesure l’effort requis pour changer d’attitude. Renverser l’ordre des signes, c’est se mettre radicalement en question, non seulement dans ses idées, mais — ce qui est plus difficile — dans ses comportements. L’aventure socratique s’est achevée dans la ciguë pour la video — y échappera-t-elle? — c’est qu’à multiplier les discours sur elle, on finisse par se satisfaire des discours et à se tenir quitte d’elle.

1 Les travaux de ces deux artistes, essentiellement fondés sur la recherche musicale, constituent un apport à part.

Cf. «La Mutation des signes, vers une technoculture en mouvement», Denoël, Paris, 1972.

Cf. «La télé-fission, alerte à la télévision», Castermann, Paris, 1976.

II est vrai que depuis la période héroïque, les confrontations se sont multipliées tant en Suisse qu’à l’étranger.

Rene Berger
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
[© cinemabuch – seit über 60 Jahren mit Beiträgen zum Schweizer Film  ]