JEAN-LUC GODARD

DES LARMES ET DE LA VITESSE — A TIME TO LOVE AND A TIME TO DIE

ESSAY

J’adore les autruches. Ce sont des gens réalistes. Ils ne croient que ce qu’ils voient. Quand tout va mal et que le monde devient trop laid, elles n’ont qu’à fermer très fort les yeux pour que l’univers extérieur soit purement et simplement anéanti comme le prince par la tendresse de la petite blanchisseuse dans la chanson de Renoir. Bref, les autruches sont des animaux complètement idiots et complètement charmants. Et si j’aime Le Diable au corps, c’est parce qu’il raconte l’histoire de deux autruches. Et si j’aime aussi Le Temps d’aimer et le temps de mourir, c’est évidemment parce qu’il ne ressemble pas au triste film d’Autant-Lara, mais au roman de ce drôle de Radiguet. Et d’ailleurs, en fin de compte, pourquoi est-ce que j’aime tellement Raymond Radiguet? Uniquement parce qu’il ne savait pas qu’il était myope, et qu’il croyait que le monde entier voyait tout trouble comme lui, jusqu’au jour où Cocteau lui passa une paire de lunettes.

On devine donc que je vais faire une critique follement élogieuse du nouveau Douglas Sirk, uniquement parce que ce film m’a mis les joues en feu. Pour être élogieux, ça je vais l’être. Et d’abord, je vais me référer sans arrêt à tout ce à quoi fait penser le roman de Radiguet, au Pauvre amour de Griffith, car je trouve qu’on devrait citer Griffith dans n’importe quel artiole sur le cinéma: tout le monde est d’accord, mais tout le monde l’oublie quand même; Griffith donc, et André Bazin aussi, pour les mêmes raisons: et maintenant que c’est fait, je reprends le fil de mes comparaisons à propos du Temps d’aimer et le temps de mourir, et ici, je stoppe un instant pour dire qu’après Le Plaisir c’est le plus beau titre de toute l’histoire du cinématographe parlant et muet, et aussi pour dire que je félicite à haute voix L’Universal-International d’avoir changé le titre du bouquin d’Erich Maria Remarque qui s’appelait «Le Temps de vivre et le temps de mourir»: en effet, ces chers vieux bandits internationaux et universels ont embarqué par la même occasion Douglas dans un cirque que Boris Barnett aurait été prodigieusement content de filmer, car il était dix fois plus infernal et beau que celui de Brooks, autrement dit, parce qu’en remplaçant vivre par le verbe aimer ils posaient implicitement à leur metteur en scène cette question, admirable point de départ de scénario: «Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre?» — et maintenant, je termine enfin ma phrase et mes comparaisons: le temps d’aimer et le temps de mourir, non, je ne me lasserai jamais d’écrire ces neuf mots toujours imperturbablement neufs. Le Temps d’aimer et le temps de mourir on sait très bien que je vais parler de ce film comme de l’ami Fritz ou de Nicho-las Ray, comme de J’ai le droit de vivre ou des Amants de la nuit, bref, comme si John Gavin et Liselotte Pulver, c’était Aucassin et Nicolette 59.

Voilà d’ailleurs ce qui m’enchante chez Douglas Sirk, se délirant mélange; moyen âge et modernisme, sentimentalité et raffinement, cadrages anodins et Cinémascope endiablé. Tout ça, on le voit bien, il faut en parler comme Aragon des yeux d’Eisa, en délirant beaucoup, un peu, passionnément, peu importe, la seule logique dont Douglas Sirk s’embarrasse, c’est le délire. Revenons donc à nos autruches. Une fois, l’année dernière, je me souviens d’avoir vu un très remarquable petit film qui se passait au bord de la mer. Il y avait une fille vraiment pas mal qui jouait à cache-cache avec un type à travers la pinède. Finalement, le type attrapait la fille et l’embrassait. Elle ne demandait pas mieux, mais n’avait pas l’air complètement satisfaite ni heureuse. Pourquoi? lui demandait le type. La fille s’allongeait sur le sable chaud en fermant les yeux. Parce que, disait-elle, je voudrais arriver à fermer les yeux très fort, très, très fort, pour que tout devienne complètement noir, vraiment noir, complètement, mais je n’y arrive jamais.

Ce noir, c’est le sujet traité par Douglas Sirk dans Le Temps d’aimer et le temps de mourir. Je trouve ce film beau parce qu’il me donne l’impression qu’Ernest et sa Lis-beth, les deux héros au si doux visage prémingérien, à force de fermer les yeux avec une ingénuité rageuse dans Berlin sous les bombes, arrivent en fin de compte plus au fond d’eux-mêmes qu’aucun autre personnage de film à ce jour. Ainsi que le dit plus haut Rossellini, c’est grâce à la guerre qu’ils retrouvent l’amour. Ils se retrouvent, Hitler merci, homme et femme que Dieu créa. C’est paroe qu’il faut aimer pour vivre qu’il faut vivre pour aimer dit Ernest en zigouillant une partisane russe, ou Elisabeth en buvant à petits coups son Champagne. Aimer à loisir, nous dit avec eux Sirk à chaque image, en hommage à Baudelaire, aimer donc et mourir. Et son film est beau parce que l’on pense à à la guerre en regardant défiler ses images d’amour, et vice versa.

On me dira que c’est une idée simpliste. Peut-être, car, après tout, c’est une idée de producteur. Mais encore fallait-il un cinéaste pour la mener à bon port, et retrouver la vérité du plaisir derrière la convention des larmes. C’est justement par exemple ce que ne sut pas faire autrefois Lewis Mi-lestone, ou que vient de rater piteusement Philip Dunne. Mais au contraire de l’instituteur de la Fox, Douglas Sirk est un honnête cinéaste, au sens classique de l’adjectif. Son ingénuité de bon aloi fait sa force. Techniquement parlant, c’est dans cette mesure que je trouve aussi ce film beau. Parce que j’ai l’impression que les images durent deux fois plus que celles des films habituels, un vingt-quatrième de seconde au lieu d’un quarante-huitième, comme si l’ancien monteur de la U.F.A., par fidélité à ses personnages, avait cherché à mettre en jeu également le laps de temps durant lequel l’obturateur est fermé. Bien sûr, Sirk n’a pas fait ça aussi explicitement que je le dis. Mais il donne l’impression d’avoir eu cette idée. Et c’est une idée peut-être ingénue de la part d’un metteur en scène que de vouloir assimiler la définition même du cinéma avec celle de ses héros, mais c’est une belle idée. Quand on dit: se mettre dans la peau de ses personnages, dans le fond ça ne veut rien dire d’autre. A tout prendre, c’est aussi beau et ingénu que Gance qui lançait des caméras en l’air lorsque Bonaparte enfant lançait des boules de neige dans la cour de Brienne.

L’important, nous prouve Douglas Sirk, c’est de croire à ce que l’on fait en y faisant croire. Et Le Temps d’aimer surenchérit encore à ce propos sur La Ronde de l’aube, Ecrit sur du vent, ou Capitaine Mystère. Ce ne sont pas des grands films, mais tant pis puisqu’ils sont beaux. Et pourquoi le sont-ils? D’abord, on vient de le voir, parce que le scénario est beau. Ensuite parce que les acteurs sont loin d’être vilains. Et finalement parce que la mise en scène est idem. «Le Temps de mourir» le prouve une fois de plus.

Avant de parler de la forme, parlons rapidement de celles de Liselotte Pulver. Tout le monde la méprise. Moi, je l’aime. Vous la trouvez maigrichonne, mais quoi, nous sommes en guerre, et le sujet du film n’est pas: Lise, ôte ton pullover. Et pour ma part, je n’ai jamais cru autant à une jeune allemande, dans le Troisième Reich qui s’effondre, qu’en voyant cette Zurichoise tressauter nerveusement à chaque recadrage. Allons plus loin. Je n’ai jamais cru autant à l’Allemagne en guerre qu’en voyant ce film américain tourné en temps de paix. Mieux qu’Aldrich dans Attack, Sirk sait nous faire voir les choses de si près que nous les touchons, que nous les respirons. Le visage d’un mort gelé sous les frimas du front russe, les bouteilles de vin, un appartement tout neuf dans une ville en ruines, nous y croyons comme si c’était un Caméflex de reportage qui les avaient filmés, et non une grosse caméra Cinémascope maniée par la main de ce qu’il faut bien appeler un maître.

Il est de bon ton aujourd’hui de dire que l’écran large, c’est de la frime. Moi, à tous ces René qui n’ont pas les idées claires, je dis poliment: mon œil! Que le Cinémascope multiplie d’autant le format normal, il suffit d’avoir vu les deux derniers Douglas Sirk pour en être définitivement persuadé. Il faut bien dire ici que notre vieux cinéaste retrouve ses jeunes jambes et bat tous les jeunes sur leur terrain, panoramiquant à toute volée, reculant ou avançant itou. Et ce qu’il y a d’étonnamment beau dans ces mouvements d’appareil qui s’emballent comme des moteurs, où les flous sont masqués par la vitesse d’exécution, c’est qu’ils donnent l’impression d’être faits à la main, alors qu’ils le sont à la grue, un peu comme si le crayonnage virevoltant d’un Fragonard était le fait d’une machinerie compliquée. Conclusion: ceux qui n’ont pas vu ou aimé Liselotte Pulver courir sur la berge de je ne sais plus quel Rhin ou Danube, se baisser brusquement pour passer sous une barrière, puis se redresser, hop, d’un coup de reins, ceux qui n’ont pas vu à ce moment la grosse Mitchell de Douglas Sirk se baisser en même temps, puis, hop, se redresser du même et souple mouvement de jarret, eh bien! ceux là n’ont rien vu, ou alors, ils ne savent pas ce qui est beau.

Cahiers du Cinéma, n° 94, avril 1959.

Jean-Luc Godard
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(Stand: 2020)
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