DOUGLAS SIRK

L’HOMME AU VIOLONCELLE — NOUVELLE

ESSAY

L’auteur arpente la scène. La répétition générale a pris fin et il est persuadé que les critiques seront acerbes. Avec mélancolie, il contemple le parterre vide et sombre. Dans son esprit, il voit la salle pleine de visages hostiles ou indifférents. Des critiques influents de la ville, il n’en connaît aucun. Sa conception de la pièce diffère de celle du metteur en scène. En outre, l’une des actrices lui a fait remarquer que le rôle dont il l’avait chargée prouvait son incapacité de pénétrer une âme féminine. Au fond, se dit-il, je ne suis plus ici qu’un étranger. Après avoir vécu de nombreuses années dans un pays éloigné, il vient de retrouver sa ville natale, mais elle lui apparaît étrangère, plus étrangère que toute autre ville. Là-bas, dans cet autre pays, le soleil luisait d’une façon différente d’ici, la pluie y tombait sur les parapluies sous un autre angle, les vents y soufflaient avec plus de force. Ils provenaient de contrées lointaines, de montagnes s’adossant au ciel. Ici, au contraire, tout est plus mesquin et désuet, les gens se connaissent trop bien, au point de ne plus se connaître eux-mêmes. Il est vrai que là-bas Hoelderlin n’a pas composé ses puissantes odes, mais il se serait complu à tant de choses, à de hauts barrages, — blancs comme des temples grecs — retenant l’eau née dans les montagnes et la déversant dans des vallées sans fin. Hoelderlin aurait aimé également y contempler, dans leur sauvagerie encore inaltérée, des ours et d’autres fauves. — Là-bas, à cette distante latitude, des lions de montagne chassaient leur proie, le craintif coyote hantait les canons. — Ici les fauves vivent dans d’étroites cages et, de derrière leurs barreaux, le monde leur apparaît méconnaissable, taillé en bandes verticales, bien que, pour ainsi dire, démocratique et libre. Là-bas les gens lui semblaient plus aimables, plus secourables. En tout cas, ils ne s’occupaient pas autant de ce que faisaient leurs voisins.

C’est à tout cela que pense l’auteur, lorsqu’il quitte le théâtre vide. Il s’installe dans sa modeste voiture et, par les rues luisantes de pluie, se dirige vers son hôtel. Un vieux, portant un violoncelle dans une gaine de toile gris-vert, traverse la rue à quelques pas à peine devant sa voiture. Pour le laisser passer, l’auteur, de mauvaise humeur, appuie sur les freins et la voiture s’arrête en grinçant. Le vieux le regarde, sourit amicalement, le remercie d’un mouvement de tête, le nez gouttant, et poursuit son chemin vers le trottoir protecteur. L’auteur presse l’accélérateur et repart. L’atmosphère embrui-née semble brusquement envahie par une musique incertaine. Sans qu’il puisse en saisir la cause, sa bonne humeur lui est revenue. Il décide de ne pas retourner à son hôtel et de se rendre au jardin zoologique. La halle aux fauves sera sèche et chaude, imprégnée d’une étrange odeur. A travers les barreaux de sa cage, le tigre le considérera d’un œil critique et, avec indulgence, passera sa langue sur ses moustaches.

Le lendemain, la pièce est portée au nues. Au tonnerre des ovations, des galeries, des couronnes sont jetées sur la scène. Les feux de la rampe jouent sur de sombres feuilles de laurier et les colorent d’un vert métallique. La plus belle des actrices — et il est difficile de répartir équitablement ce superlatif entre les rôles féminins — se baisse pour ramasser la plus grande des couronnes. Par cette posture, elle donne à un étudiant, au premier rang d’avant-scène, l’occasion de plonger profondément et à loisir un regard impudent dans le décolleté parfumé de sa vaporeuse robe d’été. La perfection de ce qu’il aperçoit l’émeut encore plus profondément que la pièce, et il redouble ses applaudissements. Entre-temps, l’actrice a déchiffré, sur le ruban de la couronne, l’hommage en lettres d’or: «Au poète». Elle réprime un sentiment de dépit en constatant que ce message de laurier n’est destiné ni à elle, ni à son concours pour sauver une pièce médiocre. Les coulisses, qui représentent un bois de chênes, vacillent sous les applaudissements. Elle y court chercher l’auteur, qui encore y attend tremblant et, le tenant par la main, l’entraîne vers l’avant-scène, où les feux de la rampe le plongent dans leur or vert, mêlé d’un incarnat qui sied bien à son visage, car l’auteur est pâle d’émotion et ses yeux sont sombres et mélancoliques. L’actrice à sa droite, le metteur en scène hargneux à sa gauche, tous trois s’inclinent, les mains dans les mains, comme de vieux amis.

Les acclamations s’intensifient. Une autre couronne est lancée d’une galerie, mais elle manque la scène. A l’insu de la foule enthousiaste, elle enlace le cou du critique théâtral du journal du matin et, sans l’intervention salvatrice de l’auteur, elle l’aurait sans doute étranglé. Il saute de la scène et délivre le malheureux critique, qui râle sous l’étreinte de la gloire. Le critique libéré respire et décide de pardonner le succès de sa pièce à l’auteur secourable.

Ce spectacle, comme tous les autres, prend fin. La salle est vide et sombre dans l’obscurité. Au foyer, lambrissé de marbre, au-dessus des restes de sandwichs entamés, les lustres de cristal s’éteignent également. L’on ferme le théâtre. Tandis que les rats, aborigènes des lieux, envahissent la scène pour y ronger la colle douce des décors fraîchement peints, dehors, les spectateurs de tous âges rentrent chez eux; voitures petites et rapides, ou grandes et distinguées, s’éloignent en brûlant la chaussée. De la plus haute tour de la cathédrale, l’horloge sonne son heure avertisseuse. Arrivés chez eux, les spectateurs fatigués retrouvent leurs lits pour s’y adonner à l’amour, aux rêves, ou seulement au sommeil qui, chez les vieux, se montre aussi parcimonieux que l’amour.

Seuls derrière les bâtiments silencieux de la gare, quelques habitués se glissent vers les maisons closes. Parmi eux, l’étudiant qui avait coulé un regard effronté dans le décolleté de l’actrice acclamée. Il fouille ses poches et soucieux, hoche la tête, car elles sont vides. Cependant, l’auteur qui, peu ou prou, a provoqué ces événements, a raccompagné la belle actrice à son logis. Elle a laissé à la garde-robe du théâtre sa robe d’été parfumée car, dans la vie journalière, elle préfère porter de sévères costumes masculins, un pantalon, une chemise fermée très haut et un col empesé, ce qui l’expose à bien des soupçons, quoique non fondés, ainsi qu’elle aura incessamment l’occasion de le prouver. Pour se mettre à l’aise, elle vient de quitter ses vêtements d’homme et s’est étendue sur les capitonnages moelleux d’un divan expert en matière d’amour. L’auteur, agenouillé à côté d’elle, lui tient des propos mi-poétiques, mi porno-poétiques, prélude éprouvé aux scènes attendues, baignées de lune.

Dehors, au retour du spectacle, une feuille de laurier d’or vert s’est détachée d’une des couronnes destinées à l’auteur. Le vent a saisi cette feuille et l’a emportée jusqu’au sommet de la plus haute tour de la cathédrale, où il l’a embrochée sur la grande aiguille de l’horloge. Dans sa lente course saccadée, cette aiguille l’entraîne dans les profondeurs de la nuit du temps.

Cependant, dans un faubourg éloigné, un vieux est assis, à côté d’un poêle presque froid. Sur son violoncelle, tantôt avec mélancolie, tantôt transporté par l’enchantement de la musique, il entretient un dialogue avec la mort.

Positiv, Numéro spécial, 200-202, Dec, 77/Janv. 78.

Douglas Sirk
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(Stand: 2020)
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