MARTIN SCHAUB

LE FROID ET L’ÉPUISEMENT — LES INDIENS SONT ENCORE LOIN DE PATRICIA MORAZ ET LA DENTELLIÈRE DE CLAUDE GORETTA

CH-FENSTER

J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.

(Paul Nizan, Aden-Arabie, 1960)

Jenny Kern, le personnage principal du premier long-métrage de Patricia Moraz, serait morte «de froid et d’épuisement». Les Indiens sont encore loin commence et finit avec les mêmes images: le corps d’une adolescente enseveli dans une neige pas trop épaisse. On ne peut pas mourir dans cette neige là si on ne le veut pas. Jenny Kern ne sait plus vivre. Puisqu’elle est incapable de réaliser un absolu dans la vie, elle le cherche et le trouve dans la mort. On lui a appris que la jeunesse avait déployé ses ailes quelques années avant et elle voit où le petit vol de 68 s’est arrêté. Anna qui a pris le large en 68 habite Paris (ou voyage toujours); Sandro et ses histoires sont devenus des légendes. Mathias et Guillaume dix ans plus âgés qu’elle, sont des ratés; ils tournent en rond, n’ont plus de direction générale. La «lutte finale» dont parle l’hymne qu’ils ont certainement chanté est sorti de leur horizon. Une fois, ils avaient cru pouvoir devenir les protagonistes d’un temps nouveau; aujourd’hui, ils sont les victimes de l’ancien. Us sont des paumés et presque fiers de l’être. Le professeur d’allemand parle et fait parler de littérature comme si la littérature n’était que de la littérature; le palabre avec les collègues lui importe plus que la parole hésitante et anxieuse que lui adresse une élève. La grandmère de Jenny vit dans la pénombre d’un appartement, de ses souvenirs et de la mort qui s’approche. Il n’y a pas de place pour une jeune fille de dix-neuf ans.

Il y a le café, il y a les paumés amicaux, il y a les rêves lointains: vivre «à l’endroit» — comme dirait Michel Soutter — comme les indiens Nambikwara que Claude Lévy-Strauss montre dans ses Tristes tropiques. Il n’y a pas de réponse aux questions importantes, pas de moyens pour réaliser les rêves, pour se défendre contre la maladie de cette société: l’horrible médiocrité, la vie au jour le jour vidée d’espoir et pleine de compromis lâches. En mourant, Jenny vainc au moins la lâcheté qui a contaminé la majorité et même les meilleurs, son amie Lise qui se concilie avec la médiocrité afin de sauver sa peau.

Béatrice fait un apprentissage dans un salon de coiffure parisien; elle vit avec sa mère, elle a une amie au salon, Marylène, une jeune femme «expérimentée» (amant, appartement, accessoires). Pourtant Marylène est moins indépendante qu’elle ne l’apparaît; quand son amant la quitte, elle tombe en pièces. Elle emmène Pomme (comme on appelle Béatrice la discrète et innocente) en vacances à Combray. Là, elle trouve bientôt un nouveau compagnon de ses nuits, probablement semblable à celui qu’elle vient de perdre. Pomme rencontre François, l’étudiant; ils font ensemble timidement et maladroitement les premiers pas vers une relation. Rentrés de vacances, Béatrice et François vivent ensemble. L’étudiant aimerait bientôt «faire quelque chose à Béatrice». Il ne la voit pas balayer les mèches de cheveux dans un salon de coiffure et encaisser le petit pourboire «pour la petite». Béatrice répond: «Bientôt, je pourrai faire des coiffures». François n’arrive pas à ouvrir Béatrice; il ne dispose que de la parole, une clé qui n’ouvre rien ici. François et Béatrice n’ont que l’apparence d’un couple; ils ne se trouvent pas. Au contraire: Pomme est «sacrifiée»; elle rentre chez sa mère, sans dire mot, sans faire d’histoires. Pomme souffre en silence, sans une larme, mais elle ne peut plus se nourrir. Elle s’écroule physiquement et psychique-ment. Sans bruit, les portes d’un hôpital psychiatrique se ferment derrière elle. Elle ne vit plus.

Les maltraitées

Le propos du film de Goretta et celui de Patricia Moraz s’insèrent bien dans le thème de ce numéro de CINEMA, ce qui évidemment ne veut rien dire. Je trouve plus intéressantes les relations souterraines des deux films avec un thème conducteur du cinéma mondial actuel, celui du silence forcé et du langage occupé par les puissants. Bien que Goretta dise que La Dentellière s’achève sur une image de l’espoir — un défi lancé par le regard de Béatrice muette sur le spectateur —, son film appartient à ce cinéma de déception, de la peur, même de la mort qui semble être le nôtre et dont Benoît Jacquot avec L’assassin musicien et Les enfants du placard ainsi que Robert Bresson avec Les quatre nuits d’un rêveur et Le diable, probablement sont les témoins les plus intransigeants.

Patricia Moraz semble vouloir échapper au mutisme de ses sans-espoirs par son film même, en faisant un film. Elle reste en quelque sorte prisonnière de ce mutisme, du désespoir de sa protagoniste, de son impossibilité d’articulation. Elle n’ose pas raconter une histoire solide comme Goretta le fait. Jenny et Lise sont ses sœurs (ou bien: Jenny et Lise sont ses «deux âmes»). Moraz n’a pas la distance que Goretta garde.

La querelle des anciens et des nouveaux

Moraz ne croit plus au cinéma moraliste conventionnel, au mélodrame si on veut. Elle utilise les formes de dédramatisation développées par Godard, Tanner et, entre beaucoup d’autres, Francis Reusser pour qui elle a écrit trois scénarios (Patricia, premier volet de Quatre d’entre elles, Vive la mort et Le grand soir). Goretta raconte une histoire avec les mécanismes conventionnels des causes et des finalités; Moraz par contre décrit un état qu’elle ne peut pas dénoncer puisqu’elle est concernée existentiellement. Elle et son film tournent en rond comme Màthias et Guillaume. Le temps est quasiment arrêté. La structure du récit n’est pas dictée par les événements mais par la montre, la succession de six fois vingt-quatre heures. Les jeux sont faits bien avant que le film ne commence. Jenny n’a aucune chance.

L’espoir dont Goretta parle dans différents interviews n’est guère transporté par les protagonistes; l’espoir de ce film — si espoir il y a — réside dans le fait qu’un auteur est encore ou se croit encore capable de représenter et interpréter le désespoir. En fin de compte, Goretta est l’espoir, Goretta qui combat et dénonce la maladie du siècle dont Moraz ne peut s’exclure.

Ainsi, Patricia Moraz risque l’inefficacité primaire de son film. Faut-il encore dire que le mélodrame moraliste est resté — malgré Godard, Tanner, Bresson, Altman, Antonioni — la forme la plus efficace du cinéma de fiction? Le film qui renonce aux mécanismes traditionnels du récit dramatique n’atteint pas les masses. La critique déjà le juge trop souvent prétentieux. Mais enfin, où est la prétention? Du côté de celui qui regarde le monde de la perspective de ses convictions humanistes éternelles et qui provoque les jugements solides et «justes» ou du côté de celui qui n’a que des questions et toute la tristesse de celui qui n’a que des questions?

Qu’on m’entende bien: il ne s’agit ici guère d’un problème de génération. Je me méfie — ou je me fous pas mal — des explications biologiques et pseudohistoriques. (Finalement Moraz et Goretta sont des contemporains.) Il s’agit du problème Idéalisme-Réalisme et de l’articulation formelle, soit dramaturgique.

En route vers les «indiens»

Patricia Moraz manque un peu de confiance en son concept, Goretta a dépassé le sien. Tandis que Les Indiens sont encore loin expose toujours la facture dramatique et cinématographique, et cela souvent d’une manière crispée, La Dentellière dissimule ou dépasse avec chaque plan le schéma idéologique douteux. Moraz a fait un film conséquent et contrôlé, une première œuvre qui mérite du respect mais qui effraye aussi par son manque de générosité. Le spectateur remarquera bientôt la peur de la réalisatrice de tomber dans un naturalisme sot que Goretta — mais nous arrêtons ici les comparaisons qui risquent de devenir lourdes — ne craint jamais.

Les personnages de Moraz n’imitent pas la vie, ils en font une démonstration. Cela commence par le dialogue littéraire. Moraz fut mal conseillée quand elle décida de le postsynchroniser; dans le scénario, elle avait minutieusement marqué les pauses, les moments de réflexion. En lisant le scénario, on rencontrait des personnes qui fabriquaient leurs pensées en parlant. La postsynchronisation a détruit cet effet. Les phrases sont récitées sans naturel, elles ne sortent plus péniblement d’un long et lourd silence comme des produits d’une vie intérieure hésitante, blessée ou vulnérable.

Par peur de ne pas articuler assez précisément la portée de certaines scènes, Moraz tombe dans le fabriqué. Pour démontrer la mauvaise relation que les jeunes filles entretiennent avec leur corps, Moraz construit une leçon de gymnastique que sa longueur et ses pléonasmes rendent pénible. Faut-il vraiment que le professeur d’allemand, qui lit Tonio Kröger de Thomas Mann avec sa classe, soit si médiocre pour que nous comprenions? Cela fait penser aux séquences faibles du Retour d’Afrique d’Alain Tanner. Ce qui me permet de rétablir les relations, de rappeler qu’il s’agit là d’une première œuvre orgueilleuse qui simplement et «naturellement» ne tient pas encore son niveau. Un film qui contient des scènes aussi fortes que celle de Jenny et Lise aux toilettes (j’oublie la dernière phrase concernant la jeune droguée), celles dans la salle d’attente et au buffet de la gare, celle dans les escaliers de la maison du médecin que Jenny trompe afin de dépanner Lise, celle de la promenade des quatre personnages principaux dans Lausanne nocturne et enfin le long plan au Chalet-à-Gobet quand Isabelle Huppert quitte le bus pour chercher la mort dans la neige, n’est pas un film quelconque. Ce film, avec son rythme calme et ses silences justes, est le début prometteur d’une auteur dans la filiature bressonienne.

Patricia Moraz est à la recherche d’un cinéma d’une pureté, d’une clarté et d’un calme absolu, d’une identité personnelle du propos et de la forme, d’un geste cinématographique qui ressemble aux gestes des indiens Nambikwara. Elle est Jenny devenue cinéaste. Pour elle, les Indiens ne sont plus aussi loin que pour Jenny Kern.

Un mélodrame sans complaisance

Nous admirons les films de Jean Renoir pour leur richesse en détails de la vie, pour la patience et la précision avec lesquelles il compose un milieu. Peu de cinéastes européens ont ce sens de la réalité; la théorie (l’idéologie) compte plus que l’expérience. Claude Goretta est un des rares cinéastes qui transportent tout le poids des détails «insignifiants». Avec sa richesse en connotations, il évite le plus grand piège de son cinéma, le moralisme démonstratif. Il y tombe parfois dans des scènes marginales; dans La Dentellière on pourrait signaler l’image un peu simpliste du milieu étudiantin et soupçonner que Goretta n’y a pas trouvé un accès réel. Le réalisateur cite souvent la formule du «point de vue documenté» (Jean Vigo); il me semble manquer dans les petites scènes schématiques avec les étudiants qui parlent et agissent mécaniquement. C’est triste (ou ridicule). Par contre, Pomme, François, la mère de Pomme, la famille de François sont justes (j’ai mes doutes pour Marylène).

Les vieux soucis du cinéaste suisse le plus solide se retrouvent dans La Dentellière, avant tout la peur que des êtres humains se brisent parce que les autres ne les reconnaissent pas. Le thème de la folie — le thème principal du cinéma genevois — joue son rôle; mais, cette fois, on ne se libère pas dans la folie, même pas pour quelques heures comme dans Le Fou et Jour de noces. La Dentellière est un film grave. Goretta démontre comment une femme est sacrifiée; il montre aussi pourquoi elle «doit» être sacrifiée. Son film n’est pas bavard, parce que Pomme «n’a pas de langage», au moins pas celui des étudiants et des femmes «indépendantes». C’est un cinéma du regard, et pas un cinéma de thèse. «Elle était de ces âmes qui ne font aucun signe, mais qu’il faut patiemment interroger, sur lesquelles il faut savoir poser le regard», lit-on à la fin du film.

Ce que François ne sait pas, Goretta l’essaie: poser le regard, interroger patiemment. Et il a trouvé une actrice qui supporte ce regard. Ou bien: Cette actrice a trouvé un réalisateur qui est capable de ce regard. Isabelle Huppert est le centre de ce film, elle dépasse les autres interprètes. Peut-être parce que Goretta n’aime finalement que les personnages qui n’auront sûrement jamais «de rendez-vous avec l’histoire» (Georges Plaidas). On verra ce qu’il fera de Jean-Jacques Rousseau; les scénarios pour cette œuvre gigantesque (probablement cinq heures en trois émissions de télévision) sont terminés.

Le jeu d’Isabelle Huppert et le regard compatissant, amical et précis que Goretta pose sur elle conduisent La Dentellière au-delà des frontières du mélodrame que ce film aurait pu devenir. Goretta transcende le genre puisqu’il ne se permet pas de complaisance.

DIE KALTE UND DIE ERSCHÖPFUNG (Statt eines Résumée)

Dieser Aufsatz befasst sich mit Claude Gorettas La Dentellière und mit Les Indiens sont encore loin, dem ersten Spielfilm von Patricia Moraz, die bis jetzt als Szenaristin und Dialogistin (für Reusser vor allem) bekannt war.

Ich schrieb ein paar Gedanken zu den beiden Filmen aus verschiedenen Gründen französisch nieder: CINEMA will zweisprachig bleiben, und seine französischen Leser sollen nicht mit trockenen (und oft verfälschenden) Räsumes abgespiesen werden. Manchmal wären deutschsprachige Kritiker froh, wenn sich die Filmemacher der Westschweiz mit ihren Aufsätzen auseinandersetzten; oft hört man in Genf bloss die Floskel: «On m’a dit que tu as dit du bien (oder du mal) de mon film;» Schliesslich fand ich es reizvoll und auch nützlich, ein paar Ausführungen über Melodrama und existentialistischer Trauerspiel ohne die Terminologie, die mir Heidegger, Adorno, Bloch und viele andere deutsch anbieten, zu versuchen.

So ist hier die Rede von Pomme, dem Coiffeurlehrmädchen von Goretta, das geopfert wird und nur durch Nächstenliebe erlöst werden könnte, und von Jenny Kern, die stirbt, weil diese Welt die Hoffnung verloren hat, ohne dass Ausdrücke wie «Geworfenheit»,«Prinzip Hoffnung», «Horizont», «Entfremdung»,«Tragik» und «aristotelisch» fallen.

Ich versuche, die Tatsache zu umschreiben, dass Goretta ein bürgerliches Trauerspiel erfunden hat, dass er von einem noch sicher geglaubten Standpunkt ausserhalb des Dramas aus den Leidensweg von Béatrice beschreibt und zu bedenken gibt, während Moraz eine (vom Existentialismus geprägte) Demonstration versucht und sich im Horizont ihrer Figuren bewegt.

Das Konzept Gorettas scheint mir fragwürdig; umso mehr erstaunt mich die Sicherheit, mit welcher er dessen Fallen umgeht. Das Konzept von Moraz liegt mir näher; umso mehr schmerzen mich ihre (unnötigen) Unterstreichungen, ihre überdeutlichen Fingerzeige. Gleichzeitig erscheinen sie mir in einem Erstling «natürlich», ja unvermeidlich. (msch.)

Les Indiens sont encore loin. P: INA et Films 2001 (France), Filmkollektiv (Suisse); scénario et réalisation: Patricia Moraz; images: Renato Berta; son: Antoine Bonfanti; montage: Thierry Derocles; script et assistant réalisateur: Madeleine Fonjallaz; interprétation: Isabelle Huppert (Jenny), Christine Pascal (Lise), Mathieu Carrière (Mathias), Chil Boiscuillé (Guillaume), etc..

35 mm,, couleur, 1:1, 66; 90 minutes,

La Dentellière. P: Citel Films (Suisse), Action Films, FR 3 (France), Janus (RFA); réalisation: Claude Goretta; scénario: Goretta et Pascal Laine d’après le roman de P. Laine; images: Jean Boffety; musique: Pierre Jansen; montage: Joele van Effenterre; interprétation: Isabelle Huppert (Pomme), Yves Beneyton (François), Florence Giorgetti (Marylène), Anne Marie Dudinger (la mère de Pomme), Monique Chaumette, Jean Obé (les parents de François), etc..

35 mm,, couleur, 1:1, 66; 108 minutes.

Martin Schaub
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
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